Luxfer : « Seuls les ouvriers comptent. »

On ne présente plus les ouvriers de Luxfer ici, en Auvergne, surtout lorsqu’on se réclame de la Gauche historique. Il est cependant nécessaire que leur parole trouve le plus d’écho possible, car la situation de crise du capitalisme et sanitaire a toujours mis et met encore le prolétariat dans des positions intenables et absurdes. Pour cette raison, il apparaissait comme incontournable d’aller à leur rencontre, et de parler d’eux, de leur combat, de ce qui les motive… Le résultat est donc une interview pour en apprendre toujours plus, ici via Axel Peronczyk, délégué syndical des ouvriers de Luxfer.

1) Où en est donc votre combat aujourd’hui ? Quelle est votre démarche actuelle pour le remporter ? Avez-vous dû changer d’approche depuis le commencement ?

On se bat toujours pour essayer de sauver l’usine. Il y a un repreneur possible depuis avril 2020, des négociations entre Luxfer, le repreneur et l’Etat français sont en cours, mais le problème est que Luxfer ne veut pas vendre. C’est le droit de propriété privée qui nous pose problème. Comme Luxfer n’a pas de problèmes d’argent, alors la fermeture de l’usine est justifiée par le motif de la compétitivité : l’employeur juge que ça va aller mal dans l’avenir, et qu’il faut dès maintenant licencier. C’est là qu’interviennent des experts qui produisent des « fake news » très techniques, difficiles à débunker, pour « prouver » que la fermeture est nécessaire. Ce que nous voulons c’est que l’état intervienne pour sauver cette activité par tout les moyens à sa disposition, dans la mesure où l’entreprise a une production stratégique pour l’Etat, mais encore une fois, l’usine est une propriété privée et ça verrouille tout.

Nous n’avons pas vraiment changé de ligne, concrètement, et depuis le départ nous refusons de négocier le plan de sauvegarde à l’emploi, qui n’est qu’un joli nom pour parler d’un plan de licenciement. Dès le départ, le temps jouait contre nous, et nous subissions des pressions diverses pour nous faire comprendre que nous battre était futile. Luxfer présentait les licenciements comme un progrès pour le groupe, comme une façon intelligente et indispensable de préserver sa santé économique, ce qui nous a amené à proposer un contre-projet à base de primes d’un montant égal à ce que leur plan allait leur coûter, avec la preuve que ça allait être encore plus productif tout en conservant les emplois et l’usine. Evidemment, ça fait mal d’aller négocier de la sorte, mais nous ne sommes pas en terrain favorable… En leur prouvant que leur plan était une aberration financière, ils ont fini par admettre que notre contre proposition était sans doute effectivement plus rentable, mais c’était trop tard : ils avaient annoncé leur décision en bourse, ils ne pouvaient donc plus revenir sur leurs pas sans générer des fluctuations. Il est évident que leur plan ne consiste en réalité qu’à donner la becquée à leurs actionnaires. Ce qui nous révolte, c’est qu’on a dû occuper l’usine jour et nuit pendant 53 jours pour empêcher qu’elle soit incendiée et que les produits chimiques soient versés dans le cours d’eau à proximité pour causer des dommages écologiques. Il y a eu de nombreuses tentatives de sabotage pour inciter tout éventuel repreneur à fuir devant les dégâts, et entrer en cessation de paiement pour forcer la fermeture du site pour des raisons de sécurité ! On a connu des situations délirantes. Les portes ont été soudées derrière les ouvriers pour empêcher l’inspection du travail de passer et pour empêcher les gens de l’extérieur de manière générale à pénétrer dans l’usine. C’est un gâchis monstrueux surtout quand on sait que la plupart des innovations dans notre domaine, notamment concernant les alliages, ont été réalisées dans notre usine à l’époque où elle était nationalisée sous le groupe Pechiney. Aujourd’hui, on produit plus lourd, moins fiable, c’est honteux. Avec le virus du Covid-19, l’usine est devenue d’une grande importance stratégique que même Luxfer n’a pas pu nier. Ils ont injecté 13 millions d’euros pour empêcher une usine vide (puisque nous avons été licenciés depuis) d’être en cessation de paiement. Le groupe a augmenté les prix des bouteilles pour compenser, en pleine crise sanitaire, dans un contexte de monopole. Ca a fait scandale, car augmenter les prix en pleine pénurie alors que tout le monde a besoin d’une large production… C’est là qu’on voit bien à quel point il est insensé de fermer une usine rentable qui fabrique pour le médical, la sécurité civile, la défense… Nous avions augmenté les bénéfices de 66% par rapport à l’année précédente ! Notre colère est dirigée principalement vers les fonds d’investissement Fidelity, Wellington, Goldman Sachs, pour ne citer qu’eux, qui sacrifient des emplois sur l’autel du profit.

2) Vous rappelez l’histoire de votre usine sur Facebook, de sa fondation jusqu’à votre combat actuel. Pourquoi avoir ressenti ce besoin ?

Ca avait commencé avec l’histoire de Pechiney, car ce groupe avait beaucoup de filiales, et il fallait comprendre comment le plus grand groupe industriel français avait été démantelé. A Luxfer Gas Cylinders France, il y a historiquement des postes qui se sont vus occupés de père en fils, des générations issues des mêmes familles ont travaillé ici. L’usine elle-même est marquée par l’histoire, notamment pendant la seconde guerre mondiale, avec une plaque commémorative pour des ouvriers qui s’étaient rebellés, et des installations au sein même de l’usine que les nazis utilisaient pôur surveiller les travailleurs durant la journée. Même si cette usine a été construite pour produire des armes, son but premier était de promouvoir l’aluminium. Quand on regarde son histoire, on voit que c’est une usine qui a toujours su rebondir, qui a toujours été stratégique, et comprendre cette histoire permet de mieux comprendre comment se défendre aujourd’hui. Il faut comprendre ce qu’a apporté ce lieu à la société française, qui utilise encore aujourd’hui des objets en étant issus. La période Pechiney a produit des bouchons de bouteilles de champagne, des bouteilles de gaz, des tubes crayons (pour protéger les barres d’uranium dans les centrales nucléaires), des fibres utilisées dans le métal des bouteilles qui servent encore aujourd’hui notamment dans les véhicules GPL… Il s’agit de connaître et comprendre cette histoire, pour ne pas oublier que derrière une boîte qui ferme, il y a une quantité de travail énorme de plusieurs générations, des savoir-faires qui ont été spécifiquement développés sur place, en 24/7, et qui trouvaient leur usage dans toute la société.

3) Entre la présentation générale de l’usine, et le fait que vous vous présentiez comme Luxfer Gas Cylinders France et non comme « ouvriers de Luxfer » ou « travailleurs en lutte »… on a l’impression que vous considérez être l’usine. Est-ce une manière de rappeler que l’usine n’existe pas sans sa force de travail ?

Oui, tout à fait. On ne lutte pas contre le nom Luxfer, qui comprend des ouvriers anglais ou américains contre lesquels on a aucune animosité. Sans direction pendant un an et demi, on a réussi sans investissements à développer de nouveaux produits innovants : les ouvriers qui ont été mis sur le carreau sont ceux qui font vivre et qui développent le groupe.

4) Outre la sauvegarde des emplois, vous évoquez la sauvegarde d’une filière, d’un territoire et d’un savoir faire unique en Europe. Au delà des intérêts de classe que vous défendez, c’est un discours qui est en partie employé par les nationalistes pour défendre un capitalisme français (« made in France ») qui serait plus vertueux que celui des pays concurrents. Comment ne pas succomber à cette tendance générale, et rester dans le cadre de la lutte des classes et de l’internationalisme ?

C’est la pensée qu’il y a derrière qui compte. Il ne faut pas se tromper de cible : les ouvriers étrangers ne sont pas ceux qui nous privent de travail, et eux aussi souffrent de la gestion du groupe Luxfer. Seuls les ouvriers comptent.

5) Plusieurs politiques vous ont apporté leur soutien, beaucoup de gauche mais pas seulement. Comment vous positionnez-vous face à ces soutiens ?

Toute aide est bonne à prendre, mais on a des limites. C’est surtout des gens qui viennent nous aider, certains sincères d’autres moins, on a tendance à se rapprocher de ceux qui restent sincères, ou qui peuvent apporter de l’aide concrète.

6) Pensez-vous qu’il y a une dimension politique et culturelle profonde dans votre combat ?

Oui, c’est clair. Pas seulement dans notre combat. Quand on se bat contre un industriel qui licencie, qu’on se défend contre les lois de notre propre pays, on considère que le système ne nous convient pas, on fait forcément de la politique.

7) Si non, est-ce à dire que la question est pour vous avant tout syndicale ?

Il y a une différence entre la politique et les partis politiques, ou les hommes politiques. Il y a des gens qui veulent faire bouger les choses, qui sont investis, mais dans un syndicat on est dans une lutte directe. Il faut faire la part entre les deux.