Le succès de l’échec

Au lendemain de l’interview du chef de l’état, les manifestations se sont élancées une fois de plus dans tout le pays contre la réforme des retraites, les syndicats ayant appelé à la grève et à la mobilisation. Avec un certain succès, il faut le dire, puisque les chiffres (qu’on prenne celui – surévalué – des organisations syndicales ou celui – sous-évalué – du ministère de l’intérieur) sont plus conséquents que la fois précédente.

Le 20 janvier, alors que le mouvement de contestation de la réforme des retraites commençait sérieusement, nous avions souhaité alerter la gauche sur les véritables enjeux du moment et sur ce qu’il fallait faire de ce mouvement (cliquer ici). Nous y exprimions notre crainte que, « grisée par le relatif succès de la mobilisation [elle ne s’enfonce] un peu plus dans son récit autour de la « bataille des retraites » et qu’elle [ne rate], comme c’est son habitude depuis des années, le train de l’Histoire. […] Nous sommes face à un vaste mouvement de réimpulsion agressive du capitalisme français et du capitalisme occidental en général, dans le sens de l’écrasement des masses et de la guerre mondiale. […] Il serait temps, à moins de vouloir plonger dans la barbarie, d’abandonner le rêve de faire un peu de social dans le cadre capitaliste, et d’être à la hauteur des exigences de notre époque et des principes historiques de la Gauche et du mouvement ouvrier : lutte des classes, organisation de travailleurs, internationalisme, pacifisme ! ».

Nous constatons avec inquiétude que nous ne nous étions pas fourvoyés. Le climat général est au boulangisme et on s’attendrait presque à voir surgir le spectre de Maurice Barrès au détour d’un feu de poubelle. Tous les ingrédients – Boulanger excepté – sont là : une société capitaliste en crise, un régime fragilisé, un gouvernement libéral détesté, une ultra-gauche d’inspiration syndicaliste révolutionnaire tournée vers la violence et le spontanéisme, un camp nationaliste menaçant, et une gauche populiste qui suit le mouvement.

Dans sa prise de parole télévisée, Emmanuel Macron a été clair et inflexible : cette réforme est indispensable pour le capitalisme français en perte de vitesse, qui a toujours la vaine prétention de tenir son rang parmi les puissances mondiales, et qui surtout s’insère totalement dans le dispositif guerrier de l’OTAN et de son maître étasunien. S’il évoque la guerre en Ukraine, c’est bien de troisième guerre mondiale dont il faut aujourd’hui parler. Il ne s’agit plus de lutter pour la fin de la guerre et le retrait des troupes russes, mais bien d’une guerre par Ukraine interposée (et surtout peuple ukrainien martyr interposé, prisonnier d’un régime ultra-réactionnaire) entre d’une part un Occident qui cherche à se relancer par la guerre et l’écrasement de la Russie, et d’autre part ladite Russie, fasciste et évidemment impérialiste. La Chine se prépare à entrer en jeu, et vient d’ailleurs de réaffirmer son soutien à Vladimir Poutine, tout en cherchant la provocation (avec prudence mais détermination) avec les Etats-Unis (qui ne sont pas en reste). C’est là le grand conflit à venir, la trame de fond d’une tendance générale à la guerre qui peut exploser et explose déjà de tout côté : l’Arménie se fait écraser par l’Azerbaïdjan, l’Ukraine disparaît entre l’étouffement occidental et l’écrasement russe, la France s’est engagée à entrer en guerre contre la Turquie si celle-ci s’en prenait militairement à la Grèce, etc.

C’est bien là toute la question et ce contre quoi la Gauche devrait aider les masses populaires à s’opposer de manière organisée et consciente. Malheureusement, il n’en est pas question. Que peut-on attendre du mélenchonisme, qui défend la grandeur de l’armée et les ventes d’armes tricolores ? Que peut-on attendre d’EELV, fanatiquement alignée sur le libéralisme étasunien (défense du viol tarifé, de la mutilation de gens qui seraient nés « dans le mauvais corps », de la location de ventres pour parents-consommateurs) et ses guerres ? Qu’attendre d’un Parti socialiste qui hésite entre s’aligner sur le mélenchonisme et sur EELV, pour les pro-Faure, ou sur le Parti radical de gauche et le macronisme pour les anti-Faure ? Qu’attendre du Parti communiste français qui, suivant sa tradition, se contente d’être le bras électoral et parlementaire de la CGT ?

On baigne dans le populisme crasse, le relativisme le plus total. Ca dénonce le « tyran » Macron, en le comparant à Pétain, ça hurle contre le 49.3 sans assumer le rejet de la Ve République, ça exige le retrait de la loi sans assumer la nécessité de lutter contre ce qui la produit et d’affirmer un véritable modèle de société alternatif, ça parle « des luttes » en rêvant de grand-soir spontané comme une LCR sous cannabis, ça fait dans le folklore petit-bourgeois (avec le cinéma des « Rosies », pathétiques happenings en costume) ou dans le people (avec une énième tribune de « personnalités » bourgeoises indignées).

Bien sûr, la gauche reste fidèle à la charte d’Amiens et « soutient » la mobilisation, plutôt que la guider. De toute manière, quand bien même elle voudrait la guider qu’elle ne saurait quel cap lui indiquer. La lutte des classes est un lointain souvenir et les plus solides dans leurs traditions ne sont au mieux que des jauressiens délavés. Quant aux syndicats, englués dans une logique cogestionnaire du capitalisme, à la bureaucratie étouffante, à l’assise ouvrière très réduite, ils n’ont à offrir que les éternels cortèges folkloriques, bon-enfant, et gentillets. Les syndicats devraient être la branche armée d’une Gauche politique conséquente, capable de guider les gens vers le socialisme, vers le dépassement du capitalisme. Au lieu de ça, syndicats et gauche endorment les gens de bonne volonté et les paralysent, pendant que le populisme happe des pans entiers de la société vers l’agitation stérile.

Face à tout cela, qui reste-t-il ? Marine Le Pen, qui apparaît comme la figure de l’apaisement national, de la réconciliation, ou du moins qui cherche à l’être. C’est d’ailleurs bien l’objectif du fascisme, contrairement aux imbécilités propagées par la post-gauche et l’ultra-gauche : le fascisme n’est pas juste une forme brutal de capitalisme dirigé par des méchants racistes, mais bien un régime qui entend endormir et étouffer la lutte des classes par tous les moyens pour servir les intérêts du secteur le plus agressif du capitalisme national.

La Gauche ayant abdiqué toute prétention politique autre que l’accompagnement électoral du populisme, il n’y a que deux voies qui se présentent au peuple : le triomphe du capitalisme modernisateur d’Emmanuel Macron ou l’avènement du fascisme. Dans les deux cas, on foncera toujours plus vers la guerre, payée par l’écrasement des masses et de la lutte des classes. Nous revient en mémoire la sinistre prédiction de Serge Ayoub, triste figure du fascisme en France, qui voyait dans les « Bonnets rouges » les précurseurs des « Gilets jaunes », et ceux-ci comme les précurseurs populistes-radicaux de la « Révolution nationale » qu’il appelait de ses vœux. Pour lui, il y avait encore besoin de quelques autres révoltes populaires pour faire monter la tension avant que le fascisme devienne possible en France, via une organisation qui saurait canaliser tout ça ou une figure qui saurait concentrer derrière elle cette envie inconsciente de rébellion.

La Gauche ayant abandonné le combat pour la lutte de classe consciente et organisée, on ne peut constater que les événements donnent raison à Serge Ayoub.

Sans voie socialiste, consciente et organisée pour la légitime colère populaire, c’est le fascisme qui l’emportera. Tout y concourt.