« Est-ce que vous vous trompez, ou est-ce que vous nous trompez ? »

Le 2 mars 1976, lors d’un débat télévisé l’opposant à Jean-Pierre Fourcade, ministre de l’économie et des finances, un François Mitterrand très incisif posait la question suivante : « Est-ce que vous vous trompez, ou est-ce que vous nous trompez ? ». Bien au-delà de ce débat, cette question (qui est finalement surtout rhétorique, ici) a retenu notre attention, en ce qu’elle nous permet d’aborder deux points importants dans le nécessaire débat qui doit être mené sur le plan idéologique si l’on veut que la Gauche renaisse dans ce pays.

En effet, cette question en induit une autre : quelle doit-être l’attitude de la Gauche face au gouvernement, en particulier quand il est de droite ? Critique, elle doit l’être, c’est certain. Politique, c’est une évidence. Seulement, deux écueils sont à éviter : la critique gestionnaire et la critique complotiste.

La droite se trompe-t-elle ?

En clair : la droite est-elle représentée par des incompétents ou des abrutis ? Sur le plan purement individuel, on est parfois tenté de répondre affirmativement. Seulement, la politique n’est pas qu’une affaire d’individus et, si l’on creuse un tant soit peu la question, la réponse apparaît plus complexe. Une droite incompétente devrait être, en tout logique, une droite qui peine à appliquer sa politique de droite. Dès lors, la Gauche serait bien mal avisée de critiquer cette incompétence, car alors, que faudrait-il faire ? Regretter qu’on n’ait pas une politique de droite de qualité ? Ca n’a pas de sens. On le voit, il est absurde pour la Gauche de centrer ses attaques sur l’incompétence des élus de droite.

Si l’idée est de dire que ces élus et gouvernants de droite se trompent en étant de droite, alors la question est différente. On considèrerait donc que le débat entre la droite et la Gauche serait une histoire de « libre-arbitre », chaque individu devant faire le bon choix (la droite étant donc un mauvais choix). C’est là une vision idéaliste et réactionnaire, car on oublie ainsi que la Gauche et la droite se sont construites sur des réalités sociales et matérielles. On oublie que la Gauche est issue du mouvement ouvrier, qu’elle est l’expression politique des masses populaires. On oublie que la droite représente l’ordre établi, le capitalisme, la bourgeoisie. Les idées de Gauche et de droite flotteraient en l’air, au-dessus de nous, indépendamment de la réalité matérielle, et il faudrait juste que chaque individu ait l’intelligence de se tourner vers les bonnes idées ? C’est ridicule et profondément réactionnaire.

Le cœur de cette critique de l’incompétence de la droite et, plus généralement, des dirigeants des affaires publiques, réside dans une vision gestionnaire étrangère à la Gauche historique, ouvrière. La perspective n’est plus ici de dénoncer les institutions autoritaires de la Cinquième république, d’affirmer la nécessité absolue de dépasser le capitalisme, de porter une nouvelle société : il s’agit simplement de gérer le pays de manière plus efficace. Il ne s’agit plus de l’expression politique du combat des masses populaires contre la classe dominante, mais d’un affrontement entre deux concurrents pour le poste de gérant du pays. C’est une vision apolitique au possible, incitant à la passivité de la population, qui devrait s’en remettre aux cadres « efficaces » ou, disons le mot, aux technocrates. Certes, ce discours est également produit avec la variante consistant à dire que le peuple serait un meilleur gestionnaire, mais le problème reste le même : on offre au « peuple » la gestion de la société actuelle. Celle-ci étant injuste et anti-démocratique, on offre en réalité au « peuple » la perspective de sa propre fossilisation.

Ceux qui, à Gauche, ont entrepris de critiquer l’action de François Hollande et de ses gouvernements successifs en faisant de lui un « incompétent », ont en fait exprimé une critique de droite. En se posant comme meilleurs gestionnaires que le Parti Socialiste (ou, en tout cas, cette branche du PS), ils ont participé à affaiblir la Gauche comme force politique. La raison d’être de la Gauche est de proposer une nouvelle société, un projet politique de rupture. Si elle s’abaisse au rôle de gestionnaire, elle rejoint la droite et laisse à celle-ci un boulevard pour s’affirmer, en prônant la dépolitisation des masses et la gestion technocratique du pays. Face au libéralisme (supposé « social ») de François Hollande, il fallait au contraire affirmer la Gauche historique, le socialisme.

La droite nous trompe-t-elle ?

Si la droite ne se trompe pas, peut-être peut-on dire qu’elle nous trompe, alors ? Ce n’est pas si simple. Certes, les politiciens sont des as du mensonge et l’ère de la communication managériale en politique ne fait que renforcer cette tendance à la langue de bois. Certes, les « démocraties libérales » (de même que les régimes fascistes, même si à un degré moindre) connaissent de nombreux arrangements anti-démocratiques entre tels ou tels alliés politiques. Ce sont là des banalités et nous jugeons qu’il vaut mieux les laisser aux comptoirs des bistrots.

Si la droite nous trompe, c’est donc qu’il y a une forme de complot visant à manipuler la société, et à la manipuler, cela va de soi, dans le sens des intérêts de la classe dominante. Ca se tient… et pourtant, c’est un grossier raccourci. Il est évident que les politiciens de droite œuvrent pour les intérêts de la classe dominante. Toutefois, accréditer la thèse du complot, c’est faire accroire que la bourgeoisie et le capitalisme dont elle est l’incarnation penseraient, auraient un plan défini. Le capitalisme serait, finalement, l’application politique d’idées libérales, conservatrices, etc. Or, il n’y a rien de plus faux : le capitalisme est un mode de production et les idées de la droite ne sont que le reflet de ce mode de production. Si les grands monopoles capitalistes sont toujours plus puissants, ce n’est pas parce qu’on applique des « idées capitalistes », c’est l’inverse : c’est parce que le mode de production capitaliste renforce le poids de ces grands monopoles que les idées droitières progressent et s’expriment. Il en va de même pour la Gauche socialiste et communisme : elle est apparue comme reflet politique de la classe ouvrière produite par le capitalisme en développement au XIXe siècle. Ses idées sont le prolongement idéologique d’une réalité matérielle, en l’occurrence le mouvement ouvrier. Quant au capitalisme, il ne pense pas : il est une réalité matérielle qui, de surcroît, a la particularité de reposer sur la désorganisation et l’anarchie dans la production (puisque chaque capitaliste produit pour son profit).

Imaginer et propager l’idée que les méfaits de la droite sont l’application d’idées mauvaises ou carrément d’un plan par des manipulateurs complotant pour les intérêts de leurs maîtres est donc un raccourci dangereux qui se fait le vecteur d’une vision romantique et complotiste du capitalisme. Pour peu que cette critique des manipulateurs soit poussée jusqu’à l’idée qu’ils sont des parasites finalement étrangers aux intérêts de la nation, on retrouve tous les ingrédients des thèses antisémites les plus rances, avec la dénonciation d’un complot d’une petite « caste » au service du capitalisme mondiale et apatride.

Sans aller jusque là, cette dénonciation d’une forme de complot appelle à un discours proposant de régénérer la société, de la nettoyer de ces conspirateurs, de la purifier. Ainsi donc, là encore, ce n’est pas la société dont il s’agit de changer les bases : c’est bien un changement de direction de la société qui est proposé, cette fois sur une base morale. « Les comploteurs manipulent la société ? Remplaçons-les par des gens honnêtes qui ne trompent pas la population ! » Tel est le massage véhiculé par cette conception. On rejoint le discours précédemment dénoncé de la critique gestionnaire : il s’agissait de critiquer l’amateurisme de la droite, il s’agit maintenant de dénoncer sa vilénie et sa volonté de tromper. Le fond du propos demeure : il ne s’agit pas de changer de société, mais d’en changer la direction.

Le populisme pragmatique, moral et purificateur : berceau du fascisme, cercueil de la Gauche

Les deux discours se rejoignent facilement : face à la droite incapable et complotant contre nous, il faudrait purifier la société en plaçant à sa tête une direction plus efficace et honnête. Cet appel à un pragmatisme moral et purificateur est le fondement même du discours fasciste. Il fut celui de ces élus de Gauche passés au boulangisme. Il fut celui des néo-socialistes qui quittèrent la S.F.I.O.. Il fut celui de Mussolini. Il fut également celui du gaullisme, proposant un « rassemblement » pragmatique, moral qui devait purifier la nation des « partis » (en clair : étouffer le débat politique dans la présidentialisation autoritaire du pouvoir). Il est aujourd’hui celui de l’extrême-droite, qu’elle soit au Rassemblement national, chez François Asselineau, Florian Philippot ou Nicolas Dupont-Aignan.

Le problème, c’est que ce discours est très présent à Gauche ou dans des formations issues de celle-ci. La France insoumise est de celles-ci, tout comme République souveraine, qui en est issue. Pendant le débat sur la réforme des retraites, la Gauche n’a cessé de dénoncer les manipulations et l’incompétence du gouvernement et de sa majorité. Certes, les députés LREM et même les ministres ont fait preuve d’un amateurisme qui reflète la décadence de l’Etat d’un pays capitaliste en crise. Certes, le gouvernement avance masqué et tente de contourner l’opposition de manière malhonnête. Pourtant, le fond du sujet n’est pas là : c’est bien une question de société, une question politique, que celle des retraites. Certains se sont offusqués du soutien de Marine Le Pen et de son parti à la motion de censure proposée par la Gauche, mais c’est là quelque chose de naturel : cet outil parlementaire n’est pas politique mais technique.

En martelant un discours apolitique pragmatique et moral, la Gauche savonne la planche sur laquelle elle se tient. Si elle le fait, au lieu d’œuvrer à reconstruire une Gauche politique ancrée dans les masses, c’est par opportunisme. Ce sentiment romantique purificateur est, du fait des conséquences de la crise du capitalisme sur les « classes moyennes » (dont la culture corrompt de plus en plus une classe ouvrière totalement abandonnée par la Gauche), très répandu. La principale incarnation de ce sentiment, c’est le mouvement des « gilets jaunes ». L’organisation politique est rejetée, la conscience de classe aussi, et parmi des revendications de type syndicaliste-économique, c’est Emmanuel Macron (dans une moindre mesure, son gouvernement) qui concentre les critiques. Le problème serait que Macron serait autoritaire, qu’il serait immoral, qu’il œuvrerait contre les intérêts de la population par calcul machiavélique, et qu’il serait également un incapable. C’est là l’opposé de tout discours de Gauche. Au lieu de proposer une voie politique à laquelle ces gens pourraient se rattacher, la Gauche croit qu’il est plus facile de s’adapter à ce populisme pour mieux le récupérer électoralement : « de la rue aux urnes », comme on dit.

C’est un calcul cynique et irresponsable qui ne fait que renforcer l’extrême-droite et son discours fasciste. C’est concrètement un suicide collectif qui est ainsi proposé à la Gauche et aux masses de ce pays.

Laisser un commentaire