Antisémites à l’insu de leur plein gré

On connaît l’antisémitisme issu de l’extrême-droite, dont l’immonde directeur de Rivarol ou Jean-Marie Le Pen sont deux exemples connus. On connaît l’antisémitisme d’inspiration religieuse qu’on retrouve très facilement chez les cathos tradi ou dans des sphères islamiques (et a fortiori islamistes). Il s’agira ici de se pencher un peu sur l’antisémitisme plus ou moins ouvert qui s’exprime à gauche, ou plutôt chez des gens qui disent être de gauche, car non seulement il existe, mais il est peut-être le plus dangereux car porté par des gens qui n’ont pas forcément conscience de l’être.

Quelles en sont les manifestations ?

Cet antisémitisme là est très diffus, mal défini. Il n’est pas proclamé, pas forcément conscient, et se contente de donner un arrière-goût amer à telle ou telle proposition. Il se manifeste à travers plusieurs thèmes (liste non exhaustive) :

  • La réduction de la définition des Juifs à « ceux qui pratiquent le judaïsme » : quand certains se voient reprocher des propos ambigus sur telle ou telle personne juive, ils sortent l’excuse de l’anti-judaïsme religieux, dans un esprit athée et anticlérical. Evidemment, la critique de la religion juive est parfaitement naturelle (une gauche qui ne critiquerait pas les religions, vectrices de réaction, serait bien étrange). Néanmoins, c’est une excuse trop vite invoquée par bien des hypocrites. On dénonce tel politicien en précisant qu’il est juif… mais on vient dire ensuite qu’on est juste anti-religieux. L’autre variante, évidemment, est de dénoncer une personne juive en reprenant des clichés antisémites mais de se défendre en prétendant ne pas savoir quelle était la religion de la personne en question. Jean-Luc Mélenchon s’était illustré en dénonçant Pierre Moscovici qui, selon lui, ne pensait pas « en français » mais s’exprimait « dans la langue de la finance internationale », avant de dire, face aux nombreuses critiques, qu’il ignorait la religion dudit ministre.

    Outre le fait que Jean-Luc Mélenchon et Pierre Moscovici avaient été dans le même parti pendant de nombreuses années, ce qui choque ici, c’est la double hypocrisie de son excuse : d’une part, que Moscovici soit juif ou pas (ce dont, au fond, on se moque royalement), ne change rien au fait qu’il est inconcevable qu’un responsable politique de l’envergure de Mélenchon, homme cultivé de surcroît, ne voie pas ce qui cloche dans sa dénonciation de la « finance internationale » assimilée à l’anti-France ; d’autre part, il est parfaitement honteux de sa part de se défausser sur la pseudo-question religieuse, puisque cela revient à sous-entendre qu’on exagère l’antisémitisme, que la dénonciation de l’antisémitisme serait une manipulation pour l’affaiblir, lui, le « tribun du peuple » autoproclamé. Et, en niant la connotation antisémite de ses propos, et en mettant l’accent sur une faux aspect religieux, il nous laisse ainsi penser que les gens de confessions juive seraient les manipulateurs en question.

    Dernièrement, le même Mélenchon s’est illustré en sous-entendant que la persécution et l’extermination des Juifs par les nazis avait pour cause la religion juive. Voilà que, pour apparaître comme le défenseur des religions opprimées (dans le discours clientéliste insoumis, la religion musulmane serait la victime des méchants laïcards racistes), l’ignoble leader insoumis sombre dans le révisionnisme historique, et la relativisation du caractère racial du nazisme.


    Une autre forme de réduction fallacieuse à la question de la religion concerne le conflit israélo-palestinien, où d’aucuns voudraient nous faire accroire que c’est un conflit entre musulmans et juifs, une guerre de religion. Nous développons plus bas la question de ce conflit et son rapport à l’antisémitisme, aussi contentons-nous de relever que cette manière de voir les choses est aussi bien alignée sur les islamistes (du Hamas par exemple, qui mêlent haine revendiquée des Juifs en général et lutte contre Israël) que sur notre extrême-droite raciste qui assimile tous les musulmans à l’islamisme et au terrorisme.

  • Le relativisme : il y en a deux formes, l’une simplement lâche, l’autre malsaine. La première consiste à minimiser l’antisémitisme, en disant par exemple que s’il est effectivement très grave, ce n’est pas le sujet principal (nous songeons ici aux militants clermontois du PCF qui nous avaient gentiment rembarrés quand nous sommes venus leur demander leur soutien face à la venue de Dieudonné, en nous disant qu’ils n’avaient pas le temps pour ça, parce qu’ils soutenaient déjà la CGT contre la casse du code du travail), soit en disant qu’on en fait trop à ce sujet (pensez, juste quelques assassinats, agressions, insultes… pas de quoi se faire du souci). D’autres estiment qu’on donne à l’antisémitisme trop d’importance (ici, nous avons en tête une militante de Génération-s qui, lorsqu’on dénonçait l’antisémitisme présent chez les GJ ou chez les anti-passe/anti-vax, nous disait que les sionistes en parlaient trop au lieu de dénoncer Israël, comme tous les Juifs de France devraient le faire…).

    On a vite fait, dans ce cas, de passer d’une simple lâcheté face à un fléau qu’on n’ose pas affronter (par clientélisme électoral, par exemple, ou par faiblesse idéologique et politique) à un relativisme malsain. « On parle de l’antisémitisme mais on oublie les crimes d’Israël ! », « Et les autres racismes ? », etc. Celui qui dénonce l’antisémitisme est accusé d’oublier d’autres sujets. Au lieu de s’associer à lui dans la dénonciation de l’antisémitisme, voilà qu’on l’accuse lui d’utiliser l’antisémitisme à des fins cachées. Certes, il y a des hypocrites. On songera à Manuel Valls, qui voulait plus de « blancos », qui a manifesté avec la droite post-franquiste et l’extrême-droite en Espagne, qui a passé ces dernières années à se rapprocher de la droite la plus rance sur les thèmes qui concernent nos compatriotes de confession musulmane, mais qui se présente en modèle républicain parce qu’il a combattu l’antisémitisme avec vigueur. Néanmoins, même dans ce cas-là, dénoncer son hypocrisie n’empêche pas de dénoncer comme lui l’antisémitisme. C’est ce que nous avons fait lorsqu’il a mis en avant l’idée de l’interdiction des spectacles de Dieudonné : nous avons soutenu ces interdictions, tout en dénonçant sa politique générale et ses hypocrisies droitières. Lorsqu’on met la lutte contre l’antisémitisme de côté, au prétexte de ne pas se mêler aux voix de personnages comme lui, on ne fait que montrer qu’on est incapable de dénoncer leur hypocrisie sans être un lâche et même pire : un manipulateur. L’antisémitisme est présenté comme un prétexte, une manipulation, là encore.

    Toutefois, la forme la plus ignoble de relativisme est celle qui consiste à comparer tel ou tel crime, telle ou telle décision politique, à l’extermination organisée des Juifs par le régime nazi. Le régime israélien est ainsi parfois comparé au régime hitlérien, la colonisation brutale de la Palestine à la Shoah, à grands renforts de « ceux qui furent les victimes sont aujourd’hui les bourreaux ». Plus récemment, le passe sanitaire a été comparé par l’étoile jaune, certes surtout par l’extrême-droite, mais aussi par des ultra-populistes supposément liés à la gauche. On songera aussi à l’indécente photographie d’Esther Benbassa à côté de gens comparant la situation des musulmans de France à celle des Juifs sous Pétain, et arborant une étoile jaune.

  • L’assimilation des Juifs aux Israéliens et ces deux-là au sionisme : c’est ici la forme la plus grossière d’antisémitisme. On se demande même comment elle peut encore fleurir chez des gens qui se veulent de gauche. A chaque décision, action, prise de position dégoûtante de l’Etat d’Israël ou de son gouvernement, certains réclament des comptes aux Juifs de France, qui devraient forcément prendre position « en tant que Juifs ». Dans l’absolu, il est vrai qu’on pourrait demander à tout le monde de prendre position. Tout est politique, après tout. Ce qui est ici ignoble, c’est qu’on le leur demande car ils sont Juifs. On a même des « [Machin] a dénoncé Israël alors qu’il est Juif, c’est un symbole fort ! ». On nous a dit cela pour Esther Benbassa, figure de la post-gauche (et du harcèlement, paraît-il). On sous-entend ainsi à la fois que les Juifs de France ne seraient qu’à demi français, et que ceux qui n’ont pas pris position seraient alignés sur le gouvernement israélien. Inutile de préciser ce qu’il y a ici de révoltant.

    De la même manière, on dénonce ça et là « les Israéliens », comme si tous étaient alignés sur l’idéologie sioniste en général ou sur le gouvernement de leur pays. C’est bien connu : les citoyens sont tous à 100% derrière leurs dirigeants. Lorsqu’un citoyen israélien dénonce son gouvernement, certains à gauche nous font là encore le coup du « symbole fort ». Ce fut le cas avec le très regretté Zeev Sternhell, sioniste de gauche, profond humaniste, qui dénonçait depuis des années la colonisation, le nationalisme, le racisme extrême qui gangrènent l’Etat d’Israël. Cela leur semblait incongru et ils joignaient en cela leurs voix à l’extrême-droite israélienne : quoi ! un israélien qui ose dénoncer ses dirigeants et la politique de son pays ! Les fachos israéliens veulent faire passer l’opposition pour de la trahison… et la fausse gauche dit la même chose mais pour applaudir cette « noble » trahison.

  • L’obsession pour le conflit israélo-palestinien : entre opportunisme et antisémitisme larvé. La Palestine a la cote, à gauche. Ce point-là n’aura échappé à personne, tant les drapeaux palestiniens sont devenus un grand classique des manifestations syndicales, de gauche, d’extrême-gauche, etc. Ca part souvent d’un bon sentiment, et il est bien naturel de se sentir solidaire du peuple palestinien, coincé entre Israël, les islamistes et une élite corrompue. Le principal problème ici ne concerne pas, au fond, directement l’antisémitisme : c’est surtout que le soutien auto-proclamé à la Palestine est devenu pour beaucoup d’organisations un moyen de se donner bonne conscience à distance, sans rien faire pour aider concrètement les Arabes de Palestine, mais en espérant s’attirer la sympathie électorale de nos compatriotes issus de l’immigration arabe. Au nom de ce soutien, certains (Jeremy Corbyn en était) évitent de critiquer (voir soutiennent ouvertement, comme les Indigènes de la République) le Hamas, pourtant violemment antisémite et islamiste, au nom de la « résistance du peuple palestinien ». Les Arabes de Palestine sont eux-aussi assimilés à leurs élites ou dirigeants de fait.

    Par ailleurs, s’il y a régulièrement de grands appels (avec des organisations dédiées) au boycott des produits israéliens, on attend encore la mobilisation de cette gauche-là pour boycotter les produits étasuniens, saoudiens, qataris, chinois (pour citer quelques pays responsables de massacres, de répressions, de colonisation, et autres horreurs). Boycottons Israël… mais achetons les maillots du PSG, buvons du Coca Cola, etc. Dénoncer la colonisation, la répression, c’est très bien… mais pourquoi en faire des tonnes quand il s’agit d’Israël et être plus mesuré concernant d’autres pays tout aussi (sinon bien plus) criminels ?

    Quasiment depuis sa fondation, l’Etat d’Israël dépend de la superpuissance étasunienne, qui lui offre financement et protection (de la même manière que le Royaume Uni avait appuyé le mouvement sioniste, avant la création d’Israël). Alors que les Etats-Unis assument clairement leur démarche intéressée, comme ils le font avec tous les pays et régimes qui dépendent d’eux et appartiennent à leur sphère d’influence, beaucoup aiment à retourner la situation, à fantasmer un Etat d’Israël manipulant les Etats-Unis. C’est le coup du « complot sioniste » ou au moins du la « manipulation israélienne », invoquée là encore par Jean-Luc Mélenchon pour expliquer la défaite de son ami Corbyn (protecteur objectif de l’antisémitisme au sein du Labour).

  • L’anti-communautarisme à sens unique : là encore, Jean-Luc Mélenchon, en bon national-populiste nauséabond, nous donne une belle illustration. Concernant les manifestations pro-palestiniennes de 2014, où avaient eu lieu des incidents violents, aux cris de « Mort aux Juifs », dans un esprit pogromiste particulièrement puant, il avait évoqué « quelques énergumènes », avant d’affirmer que les manifestants ont su « se tenir digne et incarner mieux que personne les valeurs fondatrices de la république française. Ces valeurs, c’est que nous sommes toujours du côté du faible et de l’humilité, parce que nos valeurs, c’est liberté, égalité et fraternité. Pas la paix aux uns, la guerre aux autres. Nous ne croyons pas à un peuple supérieur aux autres. » Sur le Crif, il précisait : « Nous n’avons peur de personne. N’essayez pas de nous faire baisser les yeux. Peine perdue. Je voudrais dire au CRIF que cela commence à bien faire. Les balayages avec le rayon paralysant qui consiste à traiter tout le monde d’antisémite dès qu’on a l’audace de critiquer l’action d’un gouvernement, c’est insupportable, nous en avons assez. La République, c’est le contraire des communautés agressives qui font la leçon au reste du pays. »

    Tout ici est puant : minimisation de la violence antisémite, assimilation du Crif à un agent d’Israël, attaque envers les Juifs (le « peuple supérieur », en référence à la formule biblique du « peuple élu ») et assimilation de la communauté juive à la foi au Crif (et donc à Israël) et à une « communauté agressive » qui ferait la leçon et voudrait faire baisser les yeux au pays. Bref : l’antisémitisme, on s’en fout, le problème, c’est les Juifs et Israël qui sont des manipulateurs et qu’il faut mater.

    Le Crif, pourtant, s’il est effectivement aligné sur l’idéologie sioniste et sur l’Etat d’Israël, et même sur son gouvernement, est surtout ancré dans les institutions françaises. Il en est même une à part entière, puisqu’il est l’organisme censé représenter les Juifs de France officiellement. Comme toute institution d’un Etat capitaliste comme le nôtre, c’est un organisme en fait peu représentatif de la population (juive, ici), au fonctionnement peu démocratique, dirigé par des gens ancrés dans la bourgeoisie, et où se pressent – lors du fameux dîner du Crif – les représentants politiques pour se faire bien voir ou simplement mus par l’entre-soi institutionnel et/ou bourgeois. Les masses juives devraient s’insérer dans le moule proposé par le Crif : un communautarisme consensuel, un institutionnalisme supposé apolitique, un alignement sur l’Etat d’Israël, avec bien-sûr une dimension importante pour la religion juive. Pourtant, de nombreux français sont de culture ou d’ascendance juive sans être religieux (la grande majorité n’est pas pratiquante, sont critiques de la politique israélienne (et même ne sentent tout simplement pas concernés par cet Etat, puisqu’ils sont français), et refusent aussi bien le communautarisme que l’institutionnalisme.

    Tout cela pour dire que le Crif est critiquable quand ont est à gauche, mais dans sa dimension française avant tout, dans sa relation aux Juifs de notre pays, dans son inclusion dans l’Etat tel qu’il existe aujourd’hui. Dénoncer son alignement sur la politique israélienne est parfaitement juste, y voir une des branches du « complot sioniste » est antisémite. Dénoncer le communautarisme/particularisme juif, en tant qu’il est un outil anti-universaliste de division de la population, c’est une chose… mais alors cela doit être dénoncé en général sinon c’est de l’antisémitisme. De surcroît, si l’on veut dénoncer le particularisme qui s’exprimerait au sein d’une communauté, il faut étudier celle-ci et mettre en avant ce qui, chez elle, a une portée universaliste. Malheureusement, ici, la culture juive est très largement ignorée, ce qui renforce d’autant plus l’assimilation des Juifs de France soit à Israël soit simplement à leur religion supposée, alors qu’il faudrait mettre en avant sa richesse, son apport à la culture nationale et à la culture universelle.

  • L’assimilation de l’antisémitisme à un « simple » racisme : c’est là une erreur courante, très souvent de bonne foi, mais qui a le défaut d’empêcher la pleine compréhension de l’antisémitisme en tant qu’idéologie et qui mène à des comparaisons douteuses. L’antisémitisme n’est pas juste un préjugé raciste, c’est une idéologie complète, le fameux « socialisme des imbéciles ». Elle a sa logique propre, ses ressorts. Lorsqu’on la réduit à un simple racisme, on empêche le combat idéologique contre elle et on lui enlève sa spécificité. De là les comparaisons avec d’autres formes de racisme (pas plus analysé que l’antisémitisme) et l’accusation contre ceux qui dénoncent l’antisémitisme de faire du particularisme (ce qui peut dériver vers l’accusation de communautarisme juif). Lorsque l’UEJF, par exemple, dénonce l’antisémitisme, il n’est pas rare de voir des commentaires fleurir les accusant « de ne pas parler des autres racismes » (ce qui est aussi crétin – mais plus dangereux – que si on accusait un syndicat de cheminots de ne pas dénoncer les conditions de travail du monde de la papeterie). La dénonciation de l’antisémitisme n’est pas un particularisme : c’est simplement la dénonciation d’un problème qui a sa logique propre et qui, s’il n’est pas 100% à part du reste, n’a pas à être fondu dans un globiboulga fourre-tout.

Quelle en est l’origine ?

En fait, ces différentes manifestations de l’antisémitisme de gauche ont une seule et même source : l’anticapitalisme romantique. C’est de lui que découle la figure du Juif apatride, conspirateur et lié à l’Argent.

Concrètement, l’anticapitalisme correspond à un rejet du capitalisme sur un mode idéaliste, découlant d’une mauvaise analyse de ce dernier. Le capitalisme est un mode de production, dont les fondements sont matériels, qui produit des rapports sociaux bien déterminées, et qui entraîne toute une organisation de la société, ainsi que différentes idéologies.

Dès lors qu’on met de côté l’analyse de ce mode de production, on tombe dans l’idéalisme total. Le capitalisme est vu comme mauvais, mais parce qu’il découlerait de la volonté consciente des grands patrons, des financiers, etc. Au lieu d’être une réalité objective qui produit toute une société, le capitalisme est ramené à un genre de complot conscient, ce qui implique donc des comploteurs cyniques.

Ensuite, la question de l’Argent est déterminante. Le rôle pratique de l’argent dans le mode de production capitaliste a été analysé par Karl Marx, mais l’anticapitalisme romantique n’aborde pas la question de la même manière. Là où le théoricien allemand analysait le capital et son fonctionnement, l’anticapitalisme idéaliste fait de l’Argent un fétiche, recyclant souvent une vision religieuse ou l’Argent incarne le mal, la vénalité, la cupidité, le vice. Le visage des comploteurs cyniques sus-mentionnés prend forme : ce sont des gens qui possèdent de l’Argent, de la monnaie (un peu comme Balthazar Picsou, trônant sur un monticule de pièces d’or). Exit le capital, exit la question de la propriété des moyens de production, le cœur du capitalisme, ce serait la monnaie, l’Argent et ceux qui le contrôlent. Les comploteurs cyniques sont donc des usuriers, des banquiers, éventuellement des hauts fonctionnaires, puisque c’est l’Etat qui bât monnaie.

Ce complot financier reposant sur le cynisme d’individus, plutôt que sur des rapports de production matériels objectifs, il est clairement présenté comme parasitaire, exogène, comme un virus qui viendrait pourrir la société. Cette société, d’ailleurs, ne se définit plus par la lutte entre possesseurs des moyens de production et ceux qui vendent aux premiers leur force de travail. Exit la bourgeoisie et le prolétariat : ici, on a le peuple dans son ensemble, face à un petit groupe de parasites extérieurs. Le peuple face à la caste, la nation face à la finance internationale, voilà la vision de l’anticapitalisme romantique.

Voilà comment naît l’antisémitisme. Le capitalisme étant assimilé à un complot d’une petite caste d’usuriers apatrides malfaisants, la figure fantasmée du Juif vient faire office de bouc-émissaire. L’usure n’était-elle pas réservée aux Juifs à l’ère féodale ? Les Juifs ne sont-ils pas internationaux et éparpillés à travers le monde ? N’ont-ils pas été rejetés et présentés comme malfaisants pendant des siècles ? Si ces clichés antisémites préexistaient au capitalisme, l’opposition idéaliste à celui-ci les ont fait renaître sous une nouvelle forme.

A qui profite cet anticapitalisme romantique ?

On l’aura compris, qu’il aille jusqu’à l’être lui-même ou non, l’anticapitalisme romantique profite aux antisémites. Mais au-delà ?

On l’a dit, cet anticapitalisme là n’a que faire de la lutte des classes et n’entend pas toucher aux fondements matériels du capitalisme, à la propriété privée des moyens de production. Ce n’est qu’une partie du capitalisme qu’il dénonce : la banque, d’une part, et tout le capitalisme étranger ou supranational. Dès lors, s’il attire à lui des gens globalement révulsés par la société capitaliste, il n’est en fait qu’un outil au service d’une fraction des défenseurs de ce capitalisme. L’anticapitalisme romantique est ainsi manié par des nationalistes et des populistes, comme Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg, François Asselineau, Jean Lassalle, Florian Philippot, Marine Le Pen, Serge Ayoub ou Alain Soral.

En apparence, de grandes tirades contre le capitalisme, contre la finance, contre l’oligarchie opprimant les peuples… En réalité, une défense du capitalisme national qui serait, lui, davantage au service des peuples que le méchant capitalisme étranger et parasitaire. Si l’opposition réelle au capitalisme telle que portée par la gauche, qu’elle soit révolutionnaire ou réformiste, implique l’organisation des masses laborieuses, leur accession au pouvoir (par la révolution ou par le parlement), la réquisition ou au moins le bousculement de la classe possédante, l’anticapitalisme romantique prône, lui, l’union nationale contre des parasites et contre la concurrence étrangère.

Ainsi donc, l’anticapitalisme romantique sert avant tout les intérêts de cette partie des capitalistes qui se veulent plus agressifs envers la concurrence étrangère, qui entendent mobiliser la nation toute entière derrière son agressivité nationaliste, et derrière son projet de régénérescence nationale, de purification par en-haut du pays contre les parasites étrangers. Bref : l’anticapitalisme romantique, qu’il naisse à gauche ou pas, sert objectivement l’extrême-droite, le fascisme, auxquels il apporte une coloration sociale destinée à embrouiller les masses populaires et à les rallier à la réaction. Dans « national-socialisme », c’est à l’anticapitalisme romantique que fait au fond référence le mot « socialisme ».

Qu’il soit sincère et naïf ou cynique et calculé, l’anticapitalisme romantique sert nos pires ennemis et charrie derrière lui le fascisme. Est-ce à dire que, face à cela, il faudrait rejeter tout anticapitalisme et se fondre dans un réformisme, certes absolument pas antisémite, mais ne visant qu’à améliorer doucement le capitalisme ? Certainement pas ! En abandonnant l’anticapitalisme aux romantiques et donc à l’extrême-droite, la Gauche se ferait écraser par cette dernière et finirait par se dissoudre parmi les libéraux modernistes façon Macron, ou façon PD italien.

La Gauche doit être solide. Il lui faut une analyse rationnelle mais implacable de ce qu’est le capitalisme, une ligne universaliste, internationaliste et démocratique et, surtout, il lui faut sortir de l’ « anti » : elle doit porter un projet politique, un idéal à atteindre. Cet idéal, c’est le socialisme ! L’organisation collective, démocratique et populaire à large échelle, en harmonie avec la Nature.