« Une victoire différée »… pour Le Pen ou pour le socialisme ?

Dimanche soir, à l’annonce des résultats, il y avait deux salles, deux ambiances. Du côté des médias, du NFP et des macronistes, on se rejouissait de l’échec du Rassemblement national face au « Front républicain ». Les électeurs étaient circonspects, mais plutôt satisfaits. Du côté du RN et de ses soutiens médiatiques, les électeurs étaient effondrés tandis que les cadres du RN, Marine Le Pen en tête, soulignait l’incroyable progression de son parti et parlait de « victoire différée », la dynamique étant de son côté.

C’est qu’il faut regarder les choses comme elles sont et ne pas se raconter d’histoire (comme les partisans hors-sol du NFP, et notamment l’infâme Mélenchon qui parle de victoire, pense pouvoir appliquer tout son programme et appelle déjà Macron a démissionner). Les résultats sont sans appel, si on regarde les trois principaux blocs (auxquels il faut ajouter quelques divers gauche, droite, extrême-droite, extrême-gauche, régionalistes, etc.) :

  • Au premier tour, le RN et ses alliés ont recueilli 10M de voix, soit 33% ; la droite libérale (Ensemble + LR) a recueilli 9M de voix, soit 28% ; le NFP a également recueilli 9M de voix, soit 28%.
  • Au second tour, le RN et ses alliés ont recueilli 10M de voix, soit 37% ; la droite libérale (Ensemble + LR) a recueilli 8M de voix, soit 30% ; le NFP a recueilli 7M de voix, soit 26%.

Par ailleurs, il faut bien voir qui a voté quoi. Sans entrer dans les détails, et en reprenant cette étude d’Ipsos, on constate globalement que le NFP fait ses meilleurs scores dans les agglomérations de plus de 200 000 habitants, chez les bac+3 minimum, chez les fonctionnaires, les cadres, les professions intermédiaires et davantage chez ceux qui se déclarent satisfaits de leur vie que chez ceux qui s’en plaignent.

A l’inverse, plus l’agglomération est petite, plus le RN domine. Il recueille la moitié des électeurs qui n’ont pas le bac, environ 40% de ceux qui n’ont que lui, et demeure premier chez ceux qui ont bac+2. Il est premier chez les chômeurs, les salariés du privé (et les salariés en général, étant de toute manière au coude à coude avec le NFP chez ceux du public). Surtout, il domine largement chez les employés et davantage encore chez les électeurs ouvriers où son score se rapproche des 60%. Il écrase la concurrence chez ceux qui se disent mécontents de leur sort. Si on prend le « milieu social autodéclaré », il fait 54% des défavorisés, est premier chez les catégories populaires et les classes moyennes inférieures. Il domine totalement chez ceux qui « bouclent juste leur budget » et ceux qui vivent à crédit. Idem chez ceux qui se disent les plus insatisfaits par Macron.

Si on regroupe les ouvriers et les employés pour constituer plus ou moins la classe dont la Gauche devrait représenter les intérêts, voilà ce qu’on obtient quant à son choix aux législatives.

Le NFP fait 14% tout mouillé de chaud. Là où il fait 23% chez les cadres. Côté RN, ça donne 27,5% pour le bloc ouvriers/employés et 13,5% chez les cadres.

C’est pire encore si on regarde le cœur de la Gauche historique : les ouvriers.

Toujours en comptant l’abstention, quasiment un tiers (30,8%) des ouvriers vote RN, tandis qu’ils sont trois fois moins (11,3%) à voter pour le NFP.

Bref, pour le dire clairement :

  • le vote NFP est un vote essentiellement bourgeois/petit-bourgeois, urbain, favorisé
  • le vote RN est un vote essentiellement populaire, rural et péri-urbain, défavorisé, mécontent

Le NFP apparaît comme l’aile « sociale » du macronisme, de la même manière que l’aile « gauche » du Parti démocrate étasunien fait un contrepoids stérile à la politique libérale (vaguement sociale-libérale) et militariste d’un Biden. Les LR constituent simplement l’aile droite de ce bloc (avec un tiers de leurs derniers électeurs qui seraient tentés par l’aventure ciottiste)

Le RN est le bloc d’opposition au système en place, porté par une partie non-négligeable des masses populaires, un genre de Parti républicain trumpiste.

Les forces qui devraient porter la Gauche et que celle-ci a vocation à représenter si elle escompte être vraiment la Gauche, se retrouvent majoritairement dans l’abstention puis dans le RN. L’opposition NFP/RN est bien une opposition de classe : des fractions de la bourgeoisie moderniste côté NFP, une grosse partie du prolétariat côté RN.

Les masses populaires s’abstiennent massivement ou votent RN pour une bonne part. Et qu’advient-il ? Les institutions de la Ve République permettent à la bourgeoisie moderniste de remporter les élections, même si le RN est en réalité arrivé en tête.

On peut (et on doit) se satisfaire de l’échec électoral du bloc lepéniste, mais il ne faut pas pour autant se jouer des films : les institutions empêchent l’expression politique des masses populaires, qui s’abstiennent ou voient leur vote compter pour du beurre, et la post-gauche bourgeoise et institutionnelle ne les représente pas.

Le mélange de keynésianisme mou et gestionnaire, de post-modernisme urbain, de populisme antisémite, de moralisme paternaliste, d’identitarisme, d’atlanto-militarisme et de soutien pathétique au lumpen-prolétariat est insupportable aux yeux des masses populaires et de ceux qui sont encore attachés à la Gauche historique.

En renonçant, années après années, à ses principes, la gauche française est aujourd’hui devenue une post-gauche aujourd’hui incarnée par le NFP (les post-trotskistes du NPA, les post-communistes du PCF, les post-socialistes du PS et les libéraux-libertaires opportunistes d’EELV) tandis que ceux qu’elle représentait ont été jetés dans les bras de la démagogie d’extrême-droite où nos bonnes âmes préfèrent les laisser, tout en les méprisant de toutes les forces. Au mieux, ceux qui entendent leur parler (comme Fabien Roussel et François Ruffin qui, lui, assumait en 2010 partager les analyses du FN sur l’économie et l’Europe) tentent-ils une ligne sociale-beauf-tricolore, contre la ligne bobo-clientéliste de LFI ou d’EELV (le PS oscillant entre social-libéralisme hollandiste et alignement boudeur sur Mélenchon).

La Gauche ne pourra se reconstruire qu’en se tournant vers ceux qu’elle a abandonné et qui constituent sa seule identité politique en réalité : la classe ouvrière, les travailleurs, les masses populaires, mais pas pour faire du racolage démagogique. Cette Gauche de classe doit impérativement se dresser en opposition à cette alliance d’opportunistes éhontés, assumer le combat de classe, la lutte contre la IIIe guerre mondiale qui a de fait débuté entre le bloc capitaliste occidental et le bloc capitaliste sino-russe, proposer un Ordre nouveau (du nom du journal d’Antonio Gramsci) socialiste, qui rende au prolétariat sa fierté et lui offre la perspective de prendre enfin le contrôle de la société.

Pour l’heure, le RN célèbre une « victoire différée » et a, de fait, un boulevard pour 2027. Il a le vent dans le dos, électoralement, et ses adversaires vont s’user d’ici là. En rebâtissant une Gauche qui s’adresse à ceux qu’elle devait représenter et qu’elle a abandonné à l’abstention et au RN, la cassure de dimanche entre le prolétariat et la démocratie bourgeoise représentera, quand on la regardera a posteriori, une « victoire différée » du socialisme, une première rupture encore inconsciente avec le capitalisme décadent et militariste français. Toute autre option serait une catastrophe.